(en 2012), la rédaction de France 3 m’avait confié la  mission d’embarquer une caméra sur le parcours de la  grande épreuve nordique Jurassienne pour suivre Pascal BEZIN, un habitué  de la « Transju ». Ensemble, nous avions couvert les 76km de la course  après nous être seulement rencontrés la veille à son domicile où j’avais  passé la nuit avec mon coéquipier. Un souvenir professionnel, mais d’abord sportif et humain dont  je ne résiste pas à vous restituer le texte intégral écrit de la main de  Pascal à la suite de notre aventure. JLG
TRANSJURASSIENNE : UN « SÉNATEUR » DANS LA COURSE

Pascal  Bezin avait déjà participé 19 fois à la Transjurassienne quand il a  accepté que France 3 le suive lors de l’édition 2012. De Lamoura à  Mouthe, 6 heures d’effort pour venir à bout de la plus grande épopée  nordique organisée sur le sol Français.
Avant la course : Où il est déjà question de températures polaires
Tout avait commencé par un coup de fil d’Elsa (NDLR : Elsa Bezin est  journaliste à France 3) : « Pascal, tu m’as bien dit que tu faisais la  Transjurassienne cette année. Est-ce que tu serais partant pour être  filmé par une équipe de France 3 ? »
Banco. C’est parti. Mais voilà le stress qui commence. Est-ce que  je vais pouvoir finir ? Ne pas abandonner… Et qu’est-ce que ça signifie :  « Être le fil rouge de l’émission » ? « Les journalistes  t’intervieweront au départ et à l’arrivée » m’avait dit Elsa… « Enfin,  tu verras. Ils t’expliqueront tout ». De toute façon, on verra bien.
Il reste 15 jours avant la course. La température ne décroche pas des  moins 15, moins 20 degrés ! Les conditions seront sûrement difficiles.  Je m’oblige à un test, la semaine précédente, au Marathon de Prénovel.  Température ce matin là : moins 28 degrés. Le départ est repoussé d’une  demie heure tant les conditions sont extrêmes. Les gants 3 doigts  achetés la veille font merveille. Je teste sans problème un habillement  type « arctique ». Ça va le faire ! Quelques jours avant, j’avais reçu  un coup de fil de Matthias, un des deux journalistes qui conduirait  cette aventure. Un garçon très sympathique (NDLR : comme presque tous  les journalistes de France 3 !). Il m’expose le projet. C’est beaucoup  plus lourd que ce que je pensais. Mais tant mieux, l’idée m’excite  beaucoup. Matthias m’explique qu’avec Jean-Luc (NDLR : Jean-Luc Gantner,  il est l’auteur du Blog Cyclisme de France 3)  ils coucheront à la maison pour tourner des images dès le petit  déjeuner. Rendez-vous est pris pour le samedi dans la matinée où nous  avons prévu une séance fartage. Je reste malgré tout inquiet : comment  ça va se passer avec la température annoncée (-20°) ?!…
Samedi : premier jour de tournage
Samedi matin à 10 heures, l’équipe de tournage arrive à la maison pour  les premières prises de vues. Nous nous rendons au garage pour filmer la  séance de fartage avant de rejoindre Morez où nous attendent nos  dossards. J’ai profité d’un moment de répit dans l’après-midi pour  préparer les skis de Jean-Luc avec un seul passage de LF BLEU -10/-30.  J’espère  que ça tiendra ! Les reporters filment tous mes faits et  gestes jusque dans la soirée en famille lors de la traditionnelle pasta  party. Une bonne façon de découvrir un peu mieux qui sont ces deux  journalistes. D’abord Matthias chargé de me poser des questions, et  Jean-Luc qui doit prendre le départ avec moi le lendemain équipé d’une  caméra miniaturisée. Autant Matthias a de la réserve, quoique fin et  très cultivé (NDLR : le texte est bien de Pascal Bezin), autant Jean-Luc  est volubile avec un entrain et une passion incommensurables. Il parle,  il parle et je découvre un personnage hors norme. Reporter,  photographe, alpiniste, réalisateur de films… Il est de plus champion de  France des journalistes cyclistes. Autant dire qu’il ne devrait pas  avoir de problème pour boucler la Transju. Il nous raconte son accident,  une chute d’escalade qui lui a laissé des séquelles à une jambe. En  tout cas, ce personnage me plaît avec son petit rire qui ponctue chaque  fin de phrase. On devrait bien s’entendre.
 
 
Alors que nous continuons de nous échanger nos expériences  sportives autour du repas, une autre journaliste de France 3, Aude (NDLR  : Aude Sillans est journaliste à France 3. Elle couvrait en 2012 sa  première Transju, elle vient de Saint-Pierre-et-Miquelon), nous prévient  par téléphone d’un rendez-vous pour le lendemain sur la course. La  journaliste souhaite que, Marie-Aude (ma femme) et Andréa (ma fille) se  trouvent à Bois d’Amont pour attendre notre passage et nous encourager  devant une caméra de direct reliée par satellite. Il faut nous  débrouiller pour passer les premiers lacets du Risoux vers 11 heures.

Pascal Bezin au petit déjeuner avant de rejoindre le départ de la Transju/ PHOTO © France TV
Dimanche : 4 heures du matin… et beaucoup de degrés en dessous de zéro !
Dimanche, 4 heures du matin. Je me réveille pour réanimer le feu dans la  maison et préparer le petit déjeuner. Matthias et Jean-Luc enregistrent  encore quelques images avant d’aller prendre notre bus prévu à 5h30 au  Bois Gourmand. Mais catastrophe ! Lorsqu’on arrive à 5h35, le bus est  déjà parti. Après une course contre la montre avec la voiture de  reportage, tout rentre finalement dans l’ordre sur la route des Rousses.  Jean-Luc filme le reste du voyage à bord de l’autocar spécialement mis à  disposition des coureurs et nous arrivons à Lamoura au petit jour.
Matthias nous a rejoint avec la voiture dans laquelle tous les trois,  nous tentons de nous réchauffer avant l’heure du départ. 8h15. Il faut  quitter la chaleur de l’habitacle et nous rendre sur la ligne. Nous  commençons l’interview 10 minutes avant le départ, mais la caméra est  gelée. Le temps de remédier au problème technique et de reprendre la  petite séance de questions, nous nous apercevons que la deuxième ligne  s’est déjà envolée. Cette place qui nous était attribuée pour prendre  part à cette Transjurassienne 2012. « La seule fois où j’aurais eu le  privilège de voir le départ depuis un autre point de vue que celui du  coureur, après 19 participations ! » Nous partons donc 2 à 3 minutes  derrière, ce qui nous permet d’être seuls sur la piste, d’éviter la  casse et de mieux gérer l’effort. Jean-Luc a du mal à enfiler ses gants.  Il a du mérite parce que tenir la caméra à mains nues avec cette  température de moins 20 degrés, puis ensuite chausser les skis, c’est  fort.

Pascal Bezin à quelques minutes du départ de la Transjurassienne 2012/ PHOTO © France TV
 
Pendant 2  kilomètres, la piste est à nous, puis nous remontons vite sur la fin du  paquet. Jean-Luc a l’air de bien skier, ça devrait être bon. Les  derniers du peloton sont d’un niveau technique catastrophique. C’est  impossible qu’ils puissent faire 76 kilomètres. On a l’impression qu’ils  commencent le ski réellement ce matin.
Au pied de la Serra, nous attaquons la première pente. Jean-Luc est bien  dans mes skis. On double les concurrents par dizaines. Première petite  descente pour s’apercevoir que le fartage est excellent et qu’on glisse  mieux que tout le monde. C’est bon pour le moral. J’en oublie  complètement la caméra portée par Jean-Luc. J’en oublie aussi  complètement le froid.
Rencontre avec la bise… celle qui ne réconforte pas !
On sort légèrement de la forêt pour se retrouver en prise directe avec  la bise. Elle souffle puissamment en soulevant la neige fine par  tourbillon. Les coureurs cherchent à s’abriter les uns derrière les  autres. Je commence à comprendre que ça risque d’être dur entre les  Rousses et la Suisse. Mais cette bise rend le paysage féerique. Les  arbres givrés disparaissent et réapparaissent selon les rafales de vent.  Le soleil n’est pas encore là. Nous sommes à l’ombre de la forêt du  Massacre.
J’essaie de respirer par le nez en fermant la bouche, pour ne pas brûler  les poumons. Utopie. C’est impossible ! On s’arrête au dessus de la  Darbella avant la descente sur le tunnel pour discuter de la prise de  vue. La descente fait environ 1 kilomètre. C’est la première partie de  plaisir de la Transju : 2 minutes à 40/50 km/h. Nous doublons les  concurrents par paquets, mais ce n’est pas significatif. Nous sommes  encore à l’arrière de la course, les skieurs sont moins bons  techniquement et je pense que beaucoup ne savent pas farter. Le peloton  est très dense et je viens buter sur d’autres skieurs, à l’attaque du  tunnel de la Darbella.
Jean-Luc m’a bien suivi et on attaque ensemble la longue montée qui nous  fera ensuite basculer sur Prémanon. Le rythme est lent et je me dis que  c’est la première fois de toutes mes Transju que je ne souffre pas dans  cette côte. Grâce peut-être à notre départ relax…
De nouveau, une descente plaisir sur le village de Prémanon. Et là, le soleil pointe son nez. Que du bonheur, je vous dis…
C’est le premier ravitaillement, celui auquel il ne faut pas s’arrêter,  car ça permet de doubler un grand nombre de concurrents.  Malheureusement, aujourd’hui mon bidon est gelé. Impossible d’en tirer  la moindre gorgée, il y a un bloc de glace à l’intérieur. Par  conséquent, il vaut mieux boire deux thés bouillants qui auront leur  importance pour la suite. Je regarde mes voisins autour de moi. Tout le  monde a l’air marqué par le froid.
« Ca va, Jean-Luc? »
« Impeccable, mais ça va vite dans les descentes ! »
 
 
Vers la montée de l’opticien
On sort de Prémanon par un raidard (NDLR : pente très raide), et on sent  tout de suite que l’arrêt a fait du bien. Direction Les Rousses, par  les montagnes russes du Bief de la Chaille. Jean-Luc, après avoir  vainement essayé de remettre en marche la caméra toujours gelée, décide  de ne plus insister. Je m’aperçois qu’il est vraiment très fort dans les  bosses. On voit le cycliste bien entraîné. C’est en arrivant dans la  plaine avant le fort des Rousses que nous commençons tous à comprendre  ce que seront les conditions dans la plaine de Bois d’Amont : l’enfer.  La piste disparaît par endroits sous la neige soufflée par le vent, la  vitesse des skieurs diminue de moitié. On voit les têtes rentrées dans  les épaules. Les bâtons se soulèvent sous l’effet du vent, ce qui casse  la régularité du geste. Il va y avoir de l’abandon aujourd’hui.  J’entends Jean-Luc se faire gronder (le mot est faible !) par un skieur à  qui il vient de faire innocemment une queue de poisson en essayant de  me coller. A l’entrée des Rousses, 1 concurrente remonte la file en  slalomant ; c’est Corinne Niogret, médaillée olympique. Je la suis  pendant 3 ou 4 minutes, mais le rythme est trop élevé. Oups, danger de  surrégime ! Vite lever le pied…
Les Rousses, déjà 20 kilomètres d’effectués, pas vu le temps passer. Au  ravitaillement, difficile d’approcher. J’entends un britannique qui  essaie de se faire comprendre afin de trouver une voiture pour rallier  Mouthe.

Pascal Bezin dans la Montée de l’Opticien aux Rousses avec le dossard 2045/ PHOTO © France TV
Du  ravitaillement à la côte de l’opticien, ce sont des centaines de  personnes sur plusieurs rangs avec les clarines et les cris  d’encouragement : impression toujours aussi fantastique d’être un  champion pendant quelques secondes. Au pied de la côte, nous nous  arrêtons pour faire une prise de vue. Jean-Luc doit rejoindre comme  prévu une des équipes de télévision installée derrière le public pour  remettre sa cassette vidéo. Nous perdons encore beaucoup de temps pour  retrouver un technicien et communiquer avec lui dans toute cette foule  et ce bruit. Je finis par attendre mon coéquipier du jour au dessus de  la côte, protégé du vent, bien au soleil en regardant les coureurs  défiler. Je vois passer beaucoup de dossards dont les numéros tournent  tous autour des 3000… ce qui veut dire qu’on est largement rattrapé par  la vague suivante. Jean-Luc revenu, nous partons dans la descente sur le  golf des Rousses.
L’enfer de la plaine…
Et là, la guerre commence, la guerre contre la bise. Des groupes se  forment, mais la piste se remplit avec la dernière ligne du 50 km partie  des Rousses quelques minutes avant. Il y en a partout. C’est compliqué  de slalomer entre ces skieurs qui vont très doucement. Les groupes sont  fortement ralentis par la neige froide « sucre en poudre » et un  blizzard sibérien. La traversée Les Rousses – Bois d’Amont restera un  grand moment. Je ne me souviens pas d’avoir connu de telles conditions  en ski de fond. On ne parle plus de bise, mais de blizzard et même de  blizzard sibérien. Je pense que tous les skieurs qui finiront cette  Transju s’en souviendront toute leur vie.
Pendant cette longue traversée, toute cette horde de skieurs en rangs  dispersés, résignés, frigorifiés, me fait irrésistiblement penser à la  retraite de Russie des armées de Napoléon, mon livre de chevet actuel.  Je me dis que s’ils ont connu des conditions pareilles, des jours  durant, ce fut une tragédie épouvantable. En tout cas, je ne regrette  pas d’avoir mis des lunettes en protection, moi qui n’en mets jamais.
Mais ce qui surprend le plus, c’est de voir des groupes de spectateurs  ça et là, disséminés le long du parcours. Quelle ferveur et quel courage  ! C’est sûrement pour combattre le froid qu’ils secouent aussi  vigoureusement les clarines.
« Chapeau bas, Rousselands et Bois d’Amoniers ». Le Jura, c’est un  environnement austère et difficile (c’est le moins qu’on puisse dire  aujourd’hui !) qui oblige l’homme à se dépasser. En voici encore une  preuve.
 
 
La grande étendue blanche continue de défiler. Même les rares  épicéas ont l’air de souffrir, courbés sous la tempête. C’est du Jack  London en live, le Grand Nord sans Croc Blanc.
« Ça va Jean-Luc ? »
Je sais qu’il est derrière et qu’il suit mon slalom entre les skieurs, à  entendre les jurons de certains, lorsqu’il crayonne leurs skis.
« Je suis en train de me geler (à un endroit délicat) »
« Méfie-toi de pas la perdre, Jean-Luc, elle peut encore servir ».
Heureusement, on approche de Bois d’Amont, où on a la bonne surprise  d’apprendre que la boucle de 8 km en Suisse a été annulée ce matin, pour  des raisons de sécurité. Le blizzard recouvrait la trace en permanence.  Merci l’organisation. Paradoxalement, je n’ai pas froid. En tout cas,  je n’y pense pas. Penser à bien se ravitailler à Bois d’Amont est  important, puisqu’on attaque directement la fameuse montée du Risoux. Le  demi tour qui permet d’avoir la bise dans le dos est le bienvenu. Dès  les premiers pourcentages, on retrouve également un soleil franc. Je  laisse mon bidon à Charly, un ami retrouvé dans le début de la montée  qui encourage les skieurs. Il n’aura pas dégelé depuis le départ. La  montée est un véritable plaisir : soleil, bonne glisse, piste pas trop  encombrée, rythme moyen qui nous permet malgré tout de continuer à  doubler. Et, surprise ! Dans un virage, nous retrouvons Aude. La  journaliste de France 3 est accompagnée de Marie-Aude et d’Andréa pour  réaliser l’interview prévue sur le direct. Il est 11 heures précises. Je  dois d’abord essayer de dégivrer la bouche pour pouvoir parler devant  la caméra sans avoir l’air trop bête : compliqué ! En tout cas, ces  sourires créent un intermède fort agréable.
Le Risoux, c’est mon jardin. Je me retrouve sur les pistes que je fréquente depuis 30 ans.
 
 
 

Pascal Bezin au ravitaillement de la Chapelle des bois / PHOTO © France TV
Risoux : Un sénateur dans la montée du Ministre
Le Risoux, c’est mon jardin. Je me retrouve sur les pistes que je  fréquente depuis 30 ans. Je connais par cœur tous les virages et toutes  les bosses et je me sens pousser des ailes. Saint Exupéry disait, dans  la bouche du Petit Prince : « J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit  sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien et cependant,  quelque chose rayonne en silence ».  C’est exactement ce que je ressens,  presque chaque fois que je suis seul dans le Risoux. Ce qui est loin  d’être le cas aujourd’hui…
« A quelle heure doit-on être à Bellefontaine pour la prochaine interview Jean-Luc ? »
« Pas avant midi et demi. »
« C’est pas possible, on y sera au pire à midi ! »
Et voilà comment on se retrouve au ravitaillement des Ministres (le  sommet du Risoux), bien tranquille au soleil, à l’abri de la bise, moi  en train de bâfrer en blaguant avec mon vieux pote Bruno, et Jean-Luc  essayant désespérément de joindre son coéquipier Matthias avec son  téléphone portable. Après 20 minutes de repos forcé, le redémarrage est  difficile. Encore un tout petit effort. Nous atteignons le point  culminant de la course. Altitude 1400 mètres.
La grande descente du Chemin Blanc permet de voir quelques concurrents  les pattes en l’air, puis c’est la petite remontée sur le ravitaillement  de Bellefontaine. Celle là, je ne m’y ferai jamais. Un calvaire, et  tous les ans c’est pareil. Le cœur redescend très bas dans la descente,  et la relance violente ne lui permet pas de repartir correctement.
Nous enchaînons encore une interview avec Matthias, Andréa et Marie  Aude, puis c’est la longue succession des creux et des bosses le long  des lacs des Mortes. La bise reste soutenue, mais ça n’a rien à voir  avec Bois d’Amont. Il n’y a plus de peloton. On double des concurrents  isolés. On voit moins de spectateurs. C’est la partie monotone du  parcours. Encore trois thés bouillants au ravitaillement de Chapelle des  Bois. Peut être en ais-je bu plus de vingt déjà depuis le début de la  course. Mais c’est vrai qu’avec les gants et les attaches bâtons, il en  part déjà la moitié sur les chaussures. Les Rousses, Bois d’Amont,  Bellefontaine, Chapelle des Bois : des noms pleins de vie ; pleins  d’images, qui résonnent d’une consonance rustique, qui chantent dans  l’oreille comme une litanie de Pagnol. Ça sent bon la forêt, ça sent bon  le sapin, la résine que tous les Jurassiens ont déjà essayé de nettoyer  pendant des heures en râlant.
On repart dans la si fameuse Combe des Cives, l’enfer du dévers,  l’instant de vérité, le début de la fin pour certains. En tout cas, on  se rapproche du bout, et ça a l’air d’aller plutôt bien pour Jean-Luc et  moi.

Pascal Bezin & JL Gantner sur la Transjurassienne 2012/ PHOTO © France TV
Une aventure intérieure…
Reste la Célestine, la dernière grosse bosse, le dernier raidard, le  Cauberg de la Transju. « Tout à gauche », comme on dit dans le jargon  cycliste.
Nous doublons des concurrents arrêtés, un autre qui monte les skis à la  main, la souffrance se sent, se voit, se devine. J’imagine ce que  certains pensent : « Mais bon dieu, pourquoi je me suis lancé dans cette  galère ? » Ou bien : « Dire que je pourrais être au lit avec 1 café, 2   croissants et ma blonde… »
Le dépassement de soi prend ici toute sa valeur. Chacun à sa propre  histoire, vit sa propre aventure, qu’il racontera 100 fois dans les  semaines suivantes. Certains, dans la tête, commence à osciller entre  l’envie de tout arrêter et la volonté irrépressible d’aller jusqu’au  bout. Curieuse dualité de l’esprit humain qui se nourrit de tout et son  contraire, qui, dans le paroxysme, entretient la lutte entre la volonté  exacerbée et le muscle épuisé. La lutte sera intense, mais la victoire  sera souvent au bout. Ils iront même jusqu’à paraphraser Guillaumet : «  Ce que j’ai fait, jamais aucune bête ne l’aurait fait. » Il s’était  écrasé dans la Cordillère des Andes en avion et avait marché cinq jours.  Il avait avoué que son ultime effort était juste pour que l’on puisse  retrouver son corps afin que sa femme touche l’assurance vie.
Je vous l’avais bien dit : « Mais où va donc se nicher la motivation ? »
De toute façon, impossible de doubler. Nous sommes à la queue leu leu.  La montée est finalement assez courte. On bascule directement sur le  refuge de la Perruque et le ravitaillement du Pré Poncet. Nous prenons  notre temps au ravitaillement, contents tous les deux de savourer cette  belle journée qui va se terminer dans une heure. Cinq heures que nous  skions ensembles, et nous sommes comme deux vieux amis, deux vieux  complices, amusés par cette aventure, mi loisir, mi professionnelle.  Nous sommes parfaitement au diapason, désireux de partager cette passion  de l’effort, enthousiastes et volontaires. On prend même le temps de  faire un petit cours de ski, sous le regard surpris de certains skieurs,  qui n’ont, eux, même plus envie de parler (ou plus la force, ils se  reconnaîtront).
Sur les traces de…. Woody Allen
Encore 12 km pour finir en dénivelé négatif, mais il reste les deux  bosses du coté du Cernois, courtes mais raides. Invariablement, comme  chaque année, elles me font penser à l’arête des Bosses dans la montée  classique du Mont Blanc.
C’est le même combat, facile, mais rendu ardu par la durée de la course,  par la fatigue qui commence largement à se faire sentir. Les derniers  kilomètres qui imposent les ultimes  stigmates, qu’on appelle ici les  crampes.
 
 
L’heure est venue de la descente sur Chaux Neuve, le fameux  goulet, certainement ravagé par plus de 1000 passages. Trois ou quatre  skieurs, bloqués en haut, attendent pour s’élancer. J’arrive à pleine  vitesse en hurlant, évitant de justesse la canne d’une concurrente  tétanisée. A mes yeux, ce goulet, il n’y a pas d’autres solutions que de  le prendre en trace directe, en passant dans le bourrelet de poudreuse  qui s’accumule sur l’extérieur. Dieu merci, personne en travers…
Jean-Luc arrive quelques secondes derrière moi au ravitaillement du  tremplin de Chaux Neuve. Encore deux thés et on emprunte la piste ou  l’Italien Pittin a fait bien des misères à Lamy-Chappuis quelques  semaines auparavant.
Chaux-Neuve, Petite Chaux… Les kilomètres défilent, la conclusion  approche. Les jambes ne sont pas lourdes, mais la lassitude s’est  installée. Dans le Sentier des Pensées du Risoux, on peut lire : «  L’éternité, c’est long, surtout sur la fin » (Woody Allen). La Transju,  c’est pareil, surtout sur la fin.
Dans les quelques bosses qui restent, Jean-Luc me double facilement à la  glisse. Avec ses vieux skis rayés et le fartage rapide que je lui ai  fait hier, il me dépasse facilement, mais dépasse également tous les  autres concurrents : « Si tes skis font des petits, tu m’en garderas une  paire ».
La disparité est forte entre les rythmes des concurrents. Les uns, qui  ont bien géré leur course, finissent comme des avions, d’autres au  ralenti, luttent désespérément pour avancer. Et toujours une foule de  spectateurs présente, alors qu’il est déjà 14 heures et que le froid est  toujours aussi vif. Merci à eux.
Le ravitaillement de Petite Chaux brûlé, le parcours bifurque à droite,  traverse un petit pont et repart dans la forêt au dessus de Mouthe. La  surprise est totale.

Pascal Bezin & JL Gantner sur la ligne d’arrivée de la Transjurassienne/ PHOTO © France TV
L’arrivée à Mouthe
Jamais la Transju n’a emprunté ce parcours. J’ai l’impression d’être ce  bachelier content de lui, à qui on dit « vous allez repasser l’épreuve  des maths, on a perdu les copies ». Heureusement, la pente est douce.  Mais la neige est pleine de gravillons. Les skis s’en souviendront.
C’est le dernier kilomètre. Devant moi, un skieur fait un vol plané,  tout seul, dans une bordée de jurons. Fatigue, quand tu nous tiens…
Par contre, Jean-Luc m’étonne par la pêche qu’il a encore. Et dire  qu’après la course, il doit encore reprendre la caméra, réaliser des  interviews pour le journal télévisé du soir. Total respect…

Pascal Bezin interviewé sur la ligne d’arrivée de la Transju/ PHOTO © France TV
Passage de  la ligne, la vingtième pour moi. Ambiance chaleureuse, sourire de Marie  Aude et Andréa, interview de Matthias, difficultés pour enlever les  skis, médaille autour du cou. On est venu pour ça, après tout. Jean-Luc  et moi, nous nous offrons une accolade appuyée. Quelle étrange sensation  que celle d’avoir fait la course sans la faire, en jouant l’acteur, le  cameraman, l’intervieweur, l’interviewé. Manifestement, une complicité  forte s’est installée entre nous, doublée d’une profonde estime. On  s’est surpris tous les deux, entendus comme larrons en foire et pris du  plaisir à skier ensemble toute la journée. Il n’y a que le sport pour  lier de tels liens. On a parcouru cette Transju, comme on le fait à  l’Envolée Nordique, en binômes, solidaires. On n’a jamais été éloigné de  plus de 10 mètres l’un de l’autre.
Jean-Luc, on repart quand tu veux pour une autre aventure : la  Vasaloppet, l’Himalaya, la Marmotte ou Paris-Brest-Paris, qui sait….
Le rideau tombe sur l’épreuve.
 
Le bilan est impressionnant : plusieurs centaines d’abandons, des  gelures aux nez, aux yeux, aux doigts et autres. Pour ce qui nous  concerne, 6 heures et 9 minutes, pas si mal que ça, avec tous ces  arrêts, une place vers les 1250 et une quantité de grands souvenirs…
Pascal Bezin, 2012