28 Sep

Pierre Michon (ré)écrit L’Iliade chez Gallimard

Pierre Michon photographié par L. Bourdelas

 

Recommencer l’écriture. Michon l’hoplite, Michon – Homère.

 

 

En 4ème de couverture, nous sommes prévenus par l’éditeur : Pierre Michon, né il y a 80 ans, est « tenu pour l’un des plus grands écrivains français ». Ceux qui me connaissent savent que j’ai immédiatement envie d’écrire qu’il est aussi un écrivain limousin – province propice à la littérature, depuis Bernard de Ventadour, Jouhandeau, Thérive, Clancier, Rouffanche, Millet, Bergounioux, Galan, si nombreux que j’en ai fait un livre[1]. Et ceux qui croiraient que je suis hors-sujet en évoquant le Limousin à propos d’un livre intitulé J’écris l’Iliade n’auraient rien compris. Car celui qui baguenaude comme Ulysse après ses précédents succès littéraires n’en revient pas moins se réfugier chez lui, aux Cards, au milieu « des prés, des bois, des troupeaux, des ballots de foin [des] châtaigniers et leurs ombrages », dont le propriétaire est son voisin Alcide – avec qui il reformerait le duo Quichotte et Sancho (une autre histoire, pour une autre fois, Cervantès, ce n’est pas mal non plus). Tout dans ces pages, bien entendu, est littérature, immense si possible (hénaurme aurait dit l’autre dont Michon jeune peut déclamer le début de Salammbô) : Shakespeare (qu’aurait plagié Homère !), Borges l’autre aveugle et les autres. Mais justement, cherchant la vraie cause des défections qui le minent, le narrateur découvre la vérité : « le coupable, c’étaient les livres. L’empêchement, c’était leur despotisme. » Mais comment faire lorsqu’on ne vit que par eux, que toute la maison est une bibliothèque, que l’on est soi-même le grand écrivain désormais reconnu par tous ? Il faut combattre, commettre le blasphème le plus horrible, car il ne peut que rappeler les autodafés nazis de l’Opernplatz à Berlin en 1933. Cette fois, c’est sur « l’aire habituelle de brûlis » que le sacrifice a lieu. Le chamane va tout brûler dans un feu d’enfer, un trafougeau, comme on dit ici, énumérant les volumes propices aux flammes, catalogue poétique, parfois improbable, parfois drôle, de littérateurs des différentes époques prêts à être calcinés. Le lendemain, ils auront tous disparu. Une chrysalide se déchire alors, une idée germe. Chios n’est pas si loin des Cards. La déesse vient. Michon se remet à écrire. Michon retrouve la geste et le geste antiques : il écrit l’Iliade. La vraie littérature ne peut exister qu’après avoir fait table rase, pense-t-on. Mais pourtant, que peut-elle faire de plus, de mieux, que l’assembleur, l’aède aveugle des rives de la mer Egée ?

Et le voici hoplite ferroviaire, faisant comme d’autres l’expérience de la furie des locomotives et des wagons lancés sur la ligne de Lyon, celle des amours de compartiment dans la semi obscurité des veilleuses. « La fille du matin, l’Aurore aux doigts de rose », on la rencontre aussi sur les quais de gare. Le meilleur, ce qui suffirait sans doute, ce sont les pages où Hélène qui apparut au jeune Homère endormi et se révéla être vraiment l’auteure de l’Iliade, revient alors qu’il est « près de son terme ». Et voici que le vieillard qui entend tinter les bracelets de la catin de Troie se met à bander, tandis que reviennent les ombres d’Ajax, d’Agamemnon, de Ménélas ou d’Ulysse. Senex erectus. Ils sont morts mais lui est encore vivant – c’est lui le créateur, c’est lui le seul qui jouit : « c’est le cœur des guerriers et celui de l’hexamètre qui bat dans sa main. » Tout semble si vrai, tout n’est qu’illusion, tout est poésie, tout est magie, la seule puissance est celle que constata Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. » Michon est un prophète. A moins que ce soit Dionysos. De toute manière, à la fin, c’est Zeus le rusé qui gagne. Ou alors, n’importe quel dieu inventé par l’écrivain, quel que soit son nom – et pourquoi pas le dieu Arbre à Couilles ou le dieu Mâchoire de Granit ? Homère, la Torah, le Coran, mêmes autorités.

Il nous raconte ses grandes et ses petites heures, sa déception au mont Athos, nous conte des histoires plus ou moins vraies, rêve de charmantes chiennes, d’orage en Sicile, de cochons que ne désavouerait pas Circé à la nuque pelucheuse. Tout s’entremêle, Silvia, Pénélope, la belle et vaniteuse Eva, « hautaine mais courtisane », les fesses mises à nu par Pichon l’instituteur – il n’y a que no entre le M et le P –, Daphné qui enseigne l’histoire antique, Perséphone, Ninon. Des souvenirs d’enfance, les côtes cassées un soir de beuverie, des velléités d’être un poète maudit en descendant engueuler les bourgeois dans la rue, l’haleine avinée, des épisodes de voyeurisme, des coucheries plus ou moins réussies. Un patchwork cousu au fil d’Ariane mais un peu taché de semence perdue donc inutile. Un pétassou rapiécé mâtiné d’antiquités – Hermès, Alexandre (autre buveur). Forcément parfois un maelstrom freudien (« c’est comme si tu baisais ta mère. »). Des envies d’amour animal : « De cette viande je m’emparais, tout ce qui dépasse du corps de la femme et qui est la femme, fesses et cuisses et seins. » Parfois, ça bande mou : c’est l’amer Michon qui a perdu sa chatte. Parfois, les amours sont adultères et champêtres. Parfois, les femmes veulent de l’archaïque. Parfois, c’est la nature qui souffre et qui jouit, toute condensée en une sauterelle au creux de la main. Ce n’est pas pour rien que c’est le nom (ou presque) de la colline près de laquelle vit Michon. Le Mont Jouer, où l’on trouve les vestiges du plus petit théâtre gallo-romain de France. Pas la peine d’aller bien loin, finalement.

Au final, l’écrivain nous raconte des craques, comme un pilier de bar le lui dit, alors qu’il est venu au café chercher « des frères, des collègues. Des parleurs. » Oui mais des craques magnifiques ; c’est un littérateur, à nouveau. Sa plume court sans lui. Il pique aux grands anciens. Prêt à chasser le sanglier avec Actéon et les chiens de Sparte ou de la Thrace, qui mangeront tout vif un dix cors blond. Il sait bien que « Quand le dieu parle, sa voix est plus puissante que la huée que poussent neuf ou dix mille hommes. » Bien sûr, il ne faut pas s’endormir sur ses papiers. Il faut les faire lire à Michon – « mon texte delphique a l’air de le sidérer, je m’en fous, il me dit que je suis un génie, je ne l’écoute pas. » Michon va plus loin qu’Homère dans son « Eloge de la blancheur », devenant Pasiphaé que le dieu plante et monte. Il branle Leukos. Et le logos.

 

Laurent Bourdelas

[1] Du Pays et de l’Exil, Un abécédaire de la littérature du Limousin, Les Ardents Editeurs, 2008.