04 Déc

Bulles d’histoire : douze BD pour un passé recomposé

Certains nous prédisent la fin de l’histoire depuis des lustres. Qu’on se rassure, du côté du neuvième art, l’histoire est et sera encore longtemps la matière première des auteurs, une source d’inspiration inépuisable et un terrain d’aventures sans limites pour les lecteurs. Réaliste ou humoristique, documentaire ou romancé, ce genre littéraire se porte mieux que jamais. En témoigne cette sélection de BD parues en 2025…

On ouvre avec le premier volet d’une nouvelle série dont le titre, à lui seul, attise la curiosité : Un Flic sous l’Occupation. Elle est signée par un duo bien connu des amateurs de bande dessinée historique : Philippe Richelle au scénario et Jean-Michel Beuriot au dessin. Tous deux sont les auteurs de la grande saga Amours fragiles, qui proposait déjà une immersion au cœur de la Seconde Guerre mondiale à travers une histoire d’amour poignante entre un soldat allemand et une jeune femme juive. Cette fois, le personnage central est un policier qui tente simplement d’accomplir le travail pour lequel il a été employé : faire respecter la loi, dans une France occupée et fracturée entre ceux qui tirent profit du contexte et ceux qui en souffrent. Et le résultat est, forcément, passionnant. (Profit garanti, Un Flic sous l’Occupation tome 1, de Richelle et Beuriot. Glénat. 17,50€)

Si vous comptez parmi les inconditionnels de Philippe Richelle et Jean-Michel Beuriot, sachez que la saga Amours fragiles, évoquée à l’instant, fait l’objet d’une réédition intégrale dans un format plus compact. Deux volumes sont à ce jour disponibles sur les trois prévus avec rien de plus, pas de bonus, mais rien de moins non plus. (Amours fragiles, Intégrale 1, de Beuriot et Richelle. Casterman. 32€)

On enchaîne avec une autre réédition en intégrale, il s’agit de Malgré nous, la saga de Thierry Gloris et Marie Terray. Les quatre albums parus entre 2009 et 2013 sont désormais réunis en un seul volume, enrichi d’un dossier sur le contexte historique de la série. Inspirée de l’histoire familiale du scénariste mais revendiquée comme une fiction, Malgré nous raconte le destin d’un jeune étudiant insouciant dont la vie bascule avec la Seconde Guerre mondiale et l’annexion de l’Alsace et de la Moselle au IIIᵉ Reich. Enrôlé de force dans la Wehrmacht, comme 132 000 autres Alsaciens et Mosellans – les fameux « Malgré-nous » – il se retrouve emporté dans un conflit qui le dépasse totalement, espérant ne jamais devoir combattre les siens. Une histoire dramatique abordée avec justesse dans le propos et finesse dans le dessin réaliste en couleurs directes de Marie Terray qui signe ici ses seuls travaux connus à ce jour pour le neuvième art. (Malgré Nous Intégrale, de Thierry Gloris et Marie Terray. Soleil. 39,50€)

Douze mille enfants d’origine juive ont été exterminés entre 1942 et 1944, rappelle en préambule Jean-Pierre Guéno, dont les nombreux écrits ont servi de base à cette bande dessinée. D’autres, cependant, ont survécu à la Shoah grâce à des Français qui les ont cachés, pas forcément des résistants, mais des hommes et des femmes qui refusaient simplement de fermer les yeux devant l’ignominie. Scénarisé par Serge Le Tendre et illustré par une dizaine de dessinateurs parmi lesquels Lidwine, David Lloyd ou encore Guillaume Sorel, l’album retrace le destin de quelques-uns de ces enfants rescapés. Il raconte leur survie, leurs blessures… et la manière dont chacun d’eux a dû apprendre à vivre avec l’absence, la peur et la mémoire, transformant leur histoire intime en un témoignage essentiel. (Les Enfants cachés, collectif. Soleil. 21,95€)

L’homme est entré au Panthéon le 9 octobre dernier, quarante-quatre ans jour pour jour après l’abolition de la peine de mort, le combat de sa vie. Figure majeure de la Ve République et de la justice française, Robert Badinter demeure un symbole de courage moral et de progrès humaniste. Son nom reste indissociable de ce tournant historique qui a profondément marqué la société et redéfini le rapport de la France à la dignité humaine.
À l’occasion de cette panthéonisation, les éditions Glénat ont réédité l’album que Marie Bardiaux-Vaïente, militante pour l’abolition universelle de la peine de mort, et Malo Kerfriden lui avaient consacré en 2019, en l’enrichissant d’un dossier historique d’une quinzaine de pages. Un récit rigoureusement documenté et porté par un dessin réaliste, sobre et expressif. (L’Abolition, le Combat de Robert Badinter, de Bardiaux-Vaïente et Kerfriden. Glénat. 23€)

Résistante à 18 ans, grand reporter après la guerre, infatigable militante pour la décolonisation et contre l’oppression des peuples, amie de Picasso, d’Éluard ou encore de Hô Chi Minh, Madeleine Riffaud est de ces figures exceptionnelles que seules les grandes heures de l’Histoire savent forger. Depuis 2021, le scénariste Jean-David Morvan et le dessinateur Dominique Bertail retracent son parcours remarquable, en s’appuyant à la fois sur ses souvenirs et sur une documentation historique fouillée. Ce quatrième volet clôt le cycle consacré à la Seconde Guerre mondiale ; le prochain s’intéressera aux années 1950 et notamment à son travail de journaliste. Porté par un découpage d’une remarquable fluidité, un trait sobre, élégant et précis, et des atmosphères puissamment ancrées dans leur époque, Madeleine, Résistante constitue un témoignage essentiel pour l’humanité et un vibrant hommage à Madeleine Riffaud, disparue en novembre 2024. (Madeleine, Résistante, tome 4, de Bertail, Morvan et Riffaud. Dupuis. 25€)

Femmes battues, violences fondées sur le genre, violences machistes, violences conjugales, féminicides, violences intrafamiliales… Au fil du temps, et selon les contextes culturels ou géographiques, le vocabulaire utilisé pour désigner les violences sexistes et sexuelles a profondément évolué. Mais la réalité, elle, demeure tragiquement la même, avec des chiffres qui parlent d’eux-mêmes : en 2024, 122 600 victimes de violences sexuelles ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie nationales, et 107 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint. Sur près de 400 pages d’un récit dense, documenté et solidement argumenté, Géraldine Grenet et Marie-Ange Rousseau proposent une approche historique de cette question, remontant jusqu’aux origines de la domination masculine fixée au Néolithique. On y parle des violences au sein du couple, mais aussi de celles qui s’exercent dans l’espace public, dans les milieux du pouvoir, de l’inceste, des violences obstétricales et gynécologiques, de l’évolution du droit ou encore du parcours judiciaire des victimes. Le propos, d’une gravité assumée, est contrebalancé par une mise en images qui apporte respiration, clarté et sens. (Les Combattantes, une histoire des violences sexistes et sexuelles, de Grenet et Rousseau. Delcourt. 32,50€)

Changement radical de thématique avec ces deux albums parus en octobre dans la nouvelle collection Fortunes de mer des éditions Glénat. À la manœuvre, Jean-Yves Delitte, peintre officiel de la Marine belge, membre titulaire de l’Académie des Arts & Sciences de la mer, et auteur d’une bonne centaine d’albums, dont un grand nombre consacrés à l’histoire de la navigation. Il s’intéresse ici à deux naufrages qui ont marqué leur époque, celui de La Blanche Nef en 1120 sur lequel avait notamment embarqué l’héritier du trône d’Angleterre, et celui du Lusitania en 1915, coulé par un sous-marin allemand. Chaque récit est complété par un cahier historique de 8 pages. À noter que l’album La Blanche Nef est bien scénarisé par Jean-Yves Delitte mais dessiné par les Italiens Marco Bianchini et Francesco Mercoldi. (La Blanche Nef et Le Lusitania, de Jean-Yves Delitte. Glénat. 16€ le volume)

Le récit de Georges Bensoussan, Danièle Masse et Yana Adamovic commence avec l’attaque sanglante du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, suivie de la riposte tout aussi meurtrière menée par Israël dans la bande de Gaza. L’horreur des deux côtés et une question essentielle pour tout le monde : comment en est-on arrivé là ? C’est à cette interrogation que l’album tente d’apporter des éléments de réponse en remontant loin dans le passé, bien au-delà de l’après-Seconde Guerre mondiale, jusqu’en 1881, année marquant le début de la première alya, ou première vague d’immigration sioniste en Terre d’Israël. Inscrit dans une démarche aussi objective que possible, l’album s’appuie sur l’ouvrage éponyme de Georges Bensoussan — agrégé d’histoire et ancien directeur éditorial du Mémorial de la Shoah à Paris — publié dans la collection Que sais-je? en 2023. (Les origines du conflit israélo-arabe, de Bensoussan, Masse et Adamovic. Delcourt. 24,50€)

Principe fondateur de la démocratie française, la laïcité a été consacrée par une loi adoptée il y a tout juste 120 ans, le 9 décembre 1905. Communément appelée loi de 1905, elle proclame la liberté de conscience, ainsi que celle de manifester ses convictions dans le respect de l’ordre public. Elle garantit également la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et affirme l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient les croyances. Rien de moins ! Dans cet album publié aux éditions Delcourt, Arnaud Bureau — scénariste et historien de formation — et Alexandre Franc au dessin retracent le long chemin qui a conduit à l’adoption de ce texte majeur porté par Aristide Briand. L’ouvrage est dense, très complet et solidement documenté, tout en étant abordé avec une vraie légèreté graphique et narrative. (Laïcité : comment la loi de 1905 fut votée, de Bureau et Franc. Delcourt. 20,50€)

On termine cette sélection avec un album à la dimension romanesque, mais solidement ancré dans la réalité historique. Il retrace un épisode de l’histoire familiale d’Olivier et Jean-Laurent Truc, transmis depuis des décennies sur de simples feuilles dactylographiées. Le récit concerne leur arrière-grand-père, Hermentaire Turc, professeur d’ophtalmologie, chargé par le gouvernement français d’une mission aussi délicate que décisive : opérer le roi du Cambodge, Sisowath, afin de lui sauver la vue et, par la même occasion, de préserver la stabilité du protectorat français. Au-delà de ce fragment d’histoire familiale déjà passionant par lui-même, La Danseuse aux dents noirs nous plonge avec délectation sur cette terre d’aventure qu’est l’Asie du Sud-Est. Avec une bonne dose de suspense, de complots et de trahisons. De quoi nous tenir en haleine jusqu’au bout des 130 pages. (La danseuse aux dents noires, d’Éric Stalner, Olivier Truc et Jean-Laurent Truc. Dupuis. 21,95€)

Eric Guillaud